René de Chateaubriand traverse la frontière en 1792

En 1792, la France est en effervescence. L’Ancien Régime s’est effondré et il n’est pas facile de passer d’un vécu millénaire à une vue nouvelle de la politique et des habitudes. La Noblesse craint que les lois nouvelles lui soient néfastes, la Constitution civile du clergé vient mettre du désordre dans une institution jusqu’ici toute puissante. Une grande agitation secoue le pays et plus particulièrement Paris. Il faut savoir aussi que les nations européennes voient d’un mauvais œil cette Révolution et ce ne sont pas les princes émigrés qui vont calmer le jeu.

C’est donc, intérieurement, une époque pour le moins troublée. Extérieurement, un temps menaçant, des coalitions qui se dressent, des armées qui se mettent en marche. François-René de Chateaubriand, né à Saint Malo en 1768, élevé dans la sinistre forteresse de Combourg, devient militaire et sa carrière va se trouver interrompue par la Révolution. Il est vicomte, ambitieux et veut briller dans la France monarchique. Après un voyage en Amérique en 1791, il revient dans sa patrie afin de servir le roi, mais celui-ci est en bien fâcheuse posture et notre Breton décide d’émigrer. Il va rejoindre l’Angleterre en passant par la Belgique. Ses Mémoires d’Outre-Tombe vont, entre autres relater cette expédition.

Son équipée comprend son frère aîné Jean-Baptiste, lequel emmène son valet de chambre, Louis Poullain, dit Saint-Louis. Les deux hommes se disent marchands de vin, tandis que Louis prétend visiter sa famille en Flandre. De fait, celle-ci est à Lamballe… C’est un personnage qui n’a connu que son emploi auprès de son maître et il est épouvanté par cette aventure. Ce valet dévoué à l’excès est, de plus, somnambule et peut-être un peu simplet. Ils quittent Paris le 15 juillet 1792. Sur la route, Saint-Louis, pour se donner du courage, boit un peu trop et délire. Il est arrêté et les deux frères ne peuvent rien pour lui, sinon qu’en se trahissant… cela est dit d’un ton froid et détaché. Ils arrivent à Lille, trouvent ceux qui vont leur servir de passeurs. Avant de lire le récit de cette équipée, il faut savoir qu’il l’a écrit en 1822, donc 30 ans après les faits, et que le ton détaché est dû en partie à ce recul :

« Nous sortîmes de Lille avant la fermeture des portes : nous nous arrêtâmes dans une maison écartée, et nous mîmes en route qu’à dix heures du soir, lorsque la nuit fut tout à fait close ; nous ne portions rien avec nous ; nous avions une petite canne à la main ; il n’y avait pas plus d’un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans les forêts américaines*.

Nous traversâmes des blés parmi lesquels serpentaient des sentiers à peine tracés. Les patrouilles françaises et autrichiennes battaient la campagne ; nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou nous trouver sous le pistolet d’une vedette. Nous entrevîmes de loin des cavaliers isolés, immobiles et l’arme au poing ; nous ouîmes des pas de chevaux dans des chemins creux ; en mettant l’oreille à terre, nous entendîmes le bruit régulier d’une marche d’infanterie. Après trois heures d’une route faite en courant, tantôt lentement sur la pointe du pied, nous arrivâmes au carrefour d’un bois où quelques rossignols chantaient en tardivité. Une compagnie de hulans** qui se tenait derrière une haie fondit sur nous le sabre haut. Nous criâmes: « Officiers qui vont rejoindre les Princes ». Nous demandâmes à être conduits à Tournay, déclarant être en mesure de nous faire reconnaître. Le commandant du poste nous plaça entre ses cavaliers et nous emmena. »
*Souvenir de son voyage en Amérique de 1791
** Cavaliers armés de lances dans les armées germaniques

Voilà nos deux nobliaux sur les chemins de l’émigration. Ce récit ne donne guère de précisions sur la route prise par les fuyards, aucun nom de village n’est cité. Il y a de multiples façons d’aller de Lille à Tournai, surtout quand il faut être discret et quasi inaperçu… Cela n’a pas empêché Robert Hennart, dans son ouvrage destiné à faire connaître le Pévèle-Mélantois, d’écrire ce qui suit en décrivant l’espace entre Wannehain et Baisieux :

« Nous cotoyons la frontière. C’est sans doute par ces espaces déserts que, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1792, l’illustre écrivain français, René de Chateaubriand, fuyant les excès révolutionnaires, passa aux Pays Bas pour rejoindre l’armée des émigrés, commandée par le Prince de Condé. » Et de citer quelques phrases extraites des Mémoires, que nous venons de donner. Cette supposition, déjà hardie me semble t-il, mais vraisemblable, va connaître un autre aboutissement.

Il existe une sorte de mémorial entre le village de Wannehain et la Belgique, dans le bois de Mourdry, en un lieu aujourd’hui essarté. Les choses ont été bien faites. Une terrasse sortant à peine du sol forme un rectangle de 2.60 m sur 2.20 m. Délimité par une bordure en béton de 8 cm de large, le sol est constitué de lits de briques à plat, dans le sens du petit côté. Ce matériau est constitué d’un amalgame de briques concassées et de ciment de ton rougeâtre. Au centre, une colonne de 67 cm de haut, d’un diamètre de 13.5 cm, porte un disque horizontal en ciment armé, d’un diamètre d’un mètre. Un cavet fait le tour sur une largeur de 2 cm, la dalle faisant au total 9 cm d’épaisseur. Tout autour de la circonférence est inscrite en creux la phrase : « François René de Chateaubriand serait passé ici dans la nuit du 16 au 17 juillet 1792″. Les deux derniers termes de cette inscription sont en seconde ligne. Tout comme Robert Hennart, le texte reste au conditionnel, mais il revêt, du fait de l’importance donnée à ce petit monument, une sorte de légitimité… Il a été mis en place après la parution du livre car l’auteur des « Promenades » ne le cite pas.

Aujourd’hui, ce qui ressemble à une table d’orientation est à l’abandon. Des herbes folles ont poussé dans le pavement de la terrasse, la colonne ne porte plus rien. La table est posée à côté sur trois palettes en partie pourries, mais avec l’inscription placée vers le haut.

L’histoire de ce mémorial vaut la peine d’être contée. Deux élèves de l’école supérieure des arts décoratifs de Strasbourg ont souhaité se revoir après leurs études. L’un, Olivier Bobichon habite Coventry en Grande-Bretagne, l’autre, Nicolas Boulard réside à Strasbourg. Voulant se retrouver à égale distance des deux villes, le point médian s’est trouvé être Wannehain, le village de Pévèle que nous connaissons bien. Ils ont été accueillis par le maire, Bernard Cocheteux et son conseiller municipal, Hervé Tonnel. De fil en aiguille, tous se sont mis d’accord pour que cette rencontre peu banale puisse être concrétisée par un projet en 2001.

Olivier et Nicolas ont imaginé un parcours pédestre à travers le village, randonnée ponctuée d’un lieu matérialisée par un sol, une table, deux chaises. Sur la table, un texte est gravé, racontant l’histoire de Wannehain, ses légendes et ses caractéristiques. Neuf sites ont été retenus, dont ce que nous avons décrit et qui se trouve dans le bois de Mourdry.

C’est Hervé Tonnel qui a réalisé les ouvrages en béton et a même déposé un brevet pour les chaises ! Et celles-ci ne sont pas posées n’importe comment : l’une est placé vers Strasbourg, l’autre vers Coventry. Les randonneurs pourront s’y asseoir, commenter éventuellement le texte gravé, se raconter eux-mêmes des souvenirs ou des histoires. C’est le vœu de la cheville ouvrière de ce projet très original. Cette histoire qu’a bien voulu me raconter Hervé Tonnel, est une sorte d’aventure qui, n’aurait sûrement pas déplu à Chateaubriand !

Ainsi, d’un texte vague à souhait, nous sommes passés à une supposition qui place cependant l’épisode entre Camphin et Wannehain, puis à une localisation beaucoup plus précise. Cette extrapolation n’a pas d’importance capitale, bien qu’il faille se méfier des dangers de l’interprétation de textes qui ne disent rien de précis. Nous avons dit que 30 ans séparent les faits du récit écrit. Il est donc vraisemblable que beaucoup de détails se soient effacés de la mémoire de l’auteur et que le chant du rossignol n’est là que pour faire bien dans un paysage sinistre à souhait ! Car il est environ minuit, ce qui est normal pour qui a quitté Lille vers 22 heures. Certes, il y a « l’obscure clarté qui tombe des étoiles »***, mais le paysage ne peut qu’être fortement estompé dans la nuit. D’ailleurs, il n’a aucune importance, pas plus que les lieux traversés. Il leur faut arriver à Tournai et ne pas tomber, comme Saint Louis, entre les mains de ceux qu’il fuit…
*** Corneille, LE CID

Alain PLATEAUX

François-René de Chateaubriand, MEMOIRES D’OUTRE TOMBE, livre IX, ed. Folioplus 2007, p 43-44

Robert Hennart, PROMENADES EN PEVELE MELANTOIS, ed Actica 1970, p95